Pour vous donner une idée, tentons une expérience à la Ballard : remplaçons le gros mot "punk" par le gros mot "littérature" et prenons un extrait de Sang Futur :
"[Littérature] ne veut rien ne cherche pas de Solution n'essaye pas d'être comprise vous comprenez... ne se reconnaît pas de porte-parole ne négocie pas son plaisir hurle et rote roule des pelles ne s'aime pas n'aime personne vous vomis épingle à nourrice plantée dans la lèvre broche de métal fichée dans la paroi nasale pour rien le plaisir la Sensation s'évanouir la douleur le Sang la Sensation."
Voilà ce que ce bouquin représente, ou aurait pu représenter (il est passé quasiment inaperçu à sa sortie) ou devrait représenter à l'heure actuelle ou représentera peut-être demain si les enfants des masses laborieuses ont la force de se réveiller. Tout y fait sens (ou absence de sens, justement), tout concourt au même objectif (ou absence d'objectif) : texte, ponctuation, narration, illustration... Il n'y a aucune beauté, aucun encouragement ni position morale, il n'y a que le pouvoir des mots, tendus, en bloc, à l'énergie, au flash. Une puissance nihiliste brève comme un fix qui ne s'est pas reproduite depuis (sauf de manière sporadique et marginale avec des gens comme Nada ou Stewart Home, grâce leur soit rendue) mais que Moisson Rouge ressuscite avec un courage exemplaire. Car la contestation est radicale, elle ne souffre aucune idéologie, se suffit à elle-même, se mutile avec un rictus mauvais, sachant qu'après elle, il ne restera rien. Rien. Et l'amputation nous renvoie rétrospectivement, avec la vigueur d'un membre fantôme qui continue de brûler, à ce qui manque dans la littérature contemporaire : une écriture strictement individuelle, urgente et vitale qui, par ces caractères, justement, est mieux armée qu'une autre pour non pas survivre, mais "exister". Une écriture en dehors de tous les canons, en dehors de tout impératif commercial, en dehors des genres, une écriture qui "est" sans autre raison ni but qu'elle-même. Merci Moisson Rouge. Merci Kriss Vilà. Le no futur est mort. Longue vie au no futur.
Antoine Chainas