Mississipi Blues est un livre à classer à la marge du roman noir, par son mélange de réalisme et de fantastique, ainsi que par son sujet qui l’éloigne du roman noir policier.
On assiste aux déboires et au chagrin immense causé à Eli Cooper, artiste peintre réputé à New York, par la mort accidentelle de sa jeune femme Noire, danseuse dans un théâtre de Broadway. Propulsé brutalement dans un bled perdu du Mississipi, Eli tente de rassembler ce qui lui reste de bon sens pour faire face à son sort : en fait il se retrouve à West Point en pleine année 1938, en juillet pour être précis. L’année de la mort de Robert Johnson, ce bluesman mythique, réputé avoir vendu son âme au diable.
Il se mettra à tenir un journal relatant ce qu’il vit et ce qu’il ressent dans l’immédiat de cette situation délirante qui l’a mis dans la situation des petits blancs du Sud, parmi une communauté noire majoritaire, exploitée et traitée en untermensch par l’Amérique blanche.
Mais c’est une communauté bien vivante malgré l’espace horriblement retreint que lui laisse le Rêve Américain. Et qui chante. Et qui danse. Et qui a inventé le blues… face à ces strange fruits qui décorent les arbres du Sud, face à la misère et au désespoir. Une musique qui traduit toutes les angoisses, toutes les révoltes, tout le quotidien de ces populations qui ont la peau trop sombre. Un quotidien raconté sous tous ses aspects qui n’est pas décrit avec les précautions oratoires imposées par ce début de 20e s. aux arts de masse, mais bien dans une langue traînante, souvent crue, argotique, imagée et vécue.
Eli tente de survivre dans ce 1938 qu’il connaît surtout par sa musique, ce qui explique qu’il se lancera sur les traces du jeune bluesman Howlin Wolf, ce chanteur noir innovant, puissant, force de la nature, qui sera une des racines du blues de Chicago. Eli ferait tout pour pouvoir écouter le bluesman sur les scènes locales, au cœur de cette période où, toujours dans son terroir, le Wolf chantait déjà beaucoup, mais n’était pas encore enregistré. Et lorsqu’il rencontrera Ella, jeune Noire au service de sa logeuse, Ella cette veuve réservée mais instruite et réfléchie, il se sentira immédiatement attiré par celle-ci, lui marquant très vite un intérêt certain. En 1938, au Mississipi, on pendait pour bien moins que ça…
Récit poétique et brillant, lancé à la poursuite de ses personnages dans les couloirs du temps, Mississipi Blues jongle avec les décalages, les points de vue multiples et les récits à plusieurs voix, tout en parvenant à donner de la consistance à ses personnages et à recréer les ambiances propres aux époques et aux lieux évoqués. Le lecteur sera plongé dans un 1938 qui illustre bien le Sud américain, son racisme, sa pauvreté, sa religiosité proche de la bondieuserie et sa musique, tout en évitant les clichés et l’angélisme. En parallèle avec un 2001, égocentrique, énervé et souvent futile. Si l’ode à l’amour fracassé est évidente, il faudra suivre avec plus d’attention la double ellipse que décrit le récit au travers du temps et de l’espace, ellipses dont les cours se croisent et finissent par se rejoindre, leur débuts et leurs fins se superposant dans des figures topologiques attisées par le côté fantastique de l’histoire que nous conte Natan Singer. Il est certain que les quelques références à Kurt Vonnegut trouvées dans le texte ne sont pas là par hasard, indices du type d’univers visé par Singer.
De plus, les évocations directes ou allusions secondaires se référant aux chanteurs Noirs de blues sont parfaitement cohérentes et justes, avec de multiples inclusions dans le roman de faits réels et de données avérées de leur biographie. Comme ce disque préféré de Eli, Dirty Mother For You, chanté par Memphis Minnie, blues typique par son texte censuré et ses double sens : il s’agit en fait de comprendre « Dirty Mother Fucker », dans ce titre et texte déformés phonétiquement pour pouvoir être diffusés- le blues réel et ses textes crus et réalistes était de toute façon absent des antennes des radios nationales jusque dans les années 1960, seules quelques stations pour Noirs en diffusait ; mais le titre original aurait même pu faire interdire le disque… Il y a aussi West Point, Mississipi, lieu de naissance de Chester Arthur Burnett dit Howlin Wolf en 1910… et d’autres éléments réels, à propos des musiciens Noirs, infiltrés par Nathan Singer (l’auteur, étant lui-même musicien, connaît bien les racines de sa musique).
Par-dessus tout, Mississipi Blues nous emporte par la force du style de l’auteur qui charrie poésie et réalisme vériste, tout en faisant reposer son intrigue sur un fantastique maîtrisé. On reste captivé grâce à une construction non-linéaire qui fonctionne, malgré une certaine confusion qui semble s’installer dans les derniers chapitres du roman.
Après l’extraordinaire Prière pour Dawn, Nathan Singer nous offre sa vision du souvenir hanté par l’amour fou, revu à la National guitare et à l’harmonica diatonique.
Courez l’écouter.
http://polarnoir.net16.net
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lundi 5 juillet 2010
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