Dans le même genre d'étrange destinée cinématographique que les bouquins précédents, La Trilogie de Barrytown consiste un cas vraiment intéressant : Chacun des trois volets à été adapté pour le cinéma, mais par deux réalisateurs différents...
« The Commitments » (écrit en 1987 et réalisé par Allan Parker pour le cinéma en 1991) est le premier volet de la géniale comédie de mœurs de Roddy Doyle, célébrant les aventures tragi-mais-plus-souvent-comiques d'une famille de banlieusards irlandais sous le règne implacable de l'économie selon Margaret Thatcher (je vous parle d'un temps que les moins de quarante ans...).
Tous les romans se passent à Barrytown, petite banlieue prolétaire pavillonnaire comme l'Irlande en compte tant, mais dont le nom est fictif, tout comme celui des Rabitte, famille unie, dont les deux parents, pleins d'humour et, somme toute encore amoureux l'un de l'autre ― ils sont jeunes, pas plus de quarante-cinq ans ― semblent affronter les aléas de la vie avec une égale bonne humeur.
« The Commitments » c'est la tentative du jeune Jimmy, le plus âgé des fils, fauché mais ambitieux, de monter un groupe de Rythm'n Blues. Chaque chapitre est un régal pour quiconque a déjà fait de la musique : de la sélection des musiciens au premier concert, en passant par les répètes et les galères de matos, on sent que l'auteur connaît parfaitement son sujet, mais surtout qu'il est amoureux fou de la Musique, avec un grand M, celle qui libère le cri de colère et de joie de l'opprimé... Un sujet cher à Roddy Doyle qui parle ici de négritude blanche. « The Commitments » signifie « ceux qui s'engagent », le choix du genre musical est significatif : « C'est de la musique de Noirs, et nous, les irlandais, on est les nègres de l'Angleterre... »
« The Snapper » (le lardon, écrit en 1990, et réalisé par Stephen Frears pour la BBC en 1993), raconte comment Sharon, l'une des filles de la famille Rabitte tombe enceinte des suites d'une soirée trop arroseé au pub, et refuse de révéler à quiconque l'identité de l'indélicat profiteur. Difficile pour sa famille de justifier une telle situation, dans ce pays où l'avortement est puni d'emprisonnement, même quand c'est le résultat d'un viol. La gamine se voit contrainte de baratiner qu'il s'agissait des œuvres d'un marin espagnol depuis longtemps reparti, mais personne n'est dupe.
S'ensuivent colères, bagarres, tentatives de représailles et engueulades, rythmées par les soirées de rigolade au pub... On se croirait au village d'Astérix...
Dans le troisième et dernier roman de la trilogie, « The Van » (écrit en 1991, et réalisé toujours par Stephen Frears pour la BBC en 1997), le père de famille (Génialement interprété dans les trois adaptations par Colm Meaney) vient de perdre son emploi ― grâce, encore une fois, à la bienveillance de Madame Thatcher. Avec un pote dans la même situation, ils décident d'investir leurs maigres indemnités de licenciement dans l'achat d'une baraque à frites. Là aussi, chaque chapitre décrit les différentes étapes plus ou moins rocambolesques de l'entreprise : du remorquage à la main d'une épave graisseuse, aux premiers contacts avec les clients bourrés sortis du pub... (On est en Irlande, le pub est bien plus qu'un lieu, c'est un personnage !)
Le genre choisi par Roddy Doyle permet de faire passer des pilules particulièrement amères : Le viol suivi de grossesse, les tabous de l'église toute puissante; l'impossibilité endémique pour la jeunesse de cette époque de s’en sortir (et pour certains l'incapacité); le chômage et la quasi misère des milieux ouvriers de l'Irlande des années 80 (on y retourne tout droit)... Ces trois histoires, somme toute ordinaires, qui pourraient arriver à n'importe quelle famille, auraient pu nous être racontées sous un angle beaucoup plus dramatique, mais pas par un irlandais : Roddy Doyle a avant tout voulu célébrer l'optimisme de ce peuple qui connaît si bien la misère, qu'elle la considère quasiment comme un membre de la famille, une vieille tante acariâtre qui s'invite de temps en temps, et qu'on n'ose pas chasser.
Les thèmes sociaux abordés de façon volontairement comique dans ces trois volumes, et les rapports de société ― avec la famille Rabitte comme élément central, mais aussi comme mortier ― sont décrits avec une fraîcheur et un optimisme des plus réjouissants. La vie communautaire des banlieues des grandes villes d'Irlande y est dépeinte de façon tellement palpable, qu'on ressort de la lecture comme on revient d'un séjour linguistique chez son correspondant. On a appris la langue, mais aussi les codes, et plus important encore, on a goûté à l'humour en tant que remède, l'humour pour ce qu'il est : la politesse du désespoir.
Pas étonnant que Stephen Frears en ait fait deux de ses meilleurs films !
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