vendredi 8 août 2008

L'amour du noir: à propos de Manchette



Rappelons, pour commencer, deux ou trois « banalités de base » aurait dit Vaneigem, l’auteur du Savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, paru en 1967, année où Debord publie également La société du Spectacle et où Jean-Patrick Manchette commence son Journal. Parmi ces banalités de base, se souvenir que Manchette est un écrivain majeur et que ses livres, qui furent considérés au moment de leur parution, comme des romans noirs plutôt mieux fichus que la production habituelle, se révèlent avec le temps des textes d’une importance grandissante. Un critère très simple peut être proposé :combien d’auteurs de polars relit-on ? Il ne viendrait à personne, espérons-le, l’idée de relire un Carter Brown ou un Marc Lévy, sauf perversion particulière. Se souvenir aussi que Manchette a soumis l’écriture à des tests de résistance inédits, que Manchette est précis comme un enchanteur qui sait varier ses métamorphoses. Fatale ou La position du tireur couché, pour ne citer que deux de ses romans capitaux comme le péché, prendront assez vite place, on peut le parier sans trop de risque, dans les futurs manuels de littérature du vingtième siècle, quand on se sera aperçu par exemple que le Nouveau Roman et les cabrioles de Robbe-Grillet, c’est du Manchette en beaucoup plus ennuyeux et en beaucoup moins audacieux.
Pour ceux qui auraient encore des doutes et croiraient que l’auteur de romans noirs en général, et Manchette en particulier, est juste un forçat de l’Underwood jouant avec les hormones du lecteur en mêlant violence et sexe entre deux cuites au ouisquie, ce Journal couvrant la période 1966-1974 fera exploser le cliché comme une grenade à fragmentation dont les éclats s’appellent le style, la théorie, le sens.
1966-1974, c’est la période où la France des trente glorieuses commence à avoir des doutes de femme célibataire, connaît une crise de nerfs en 68 (le Journal de Manchette, de manière pas si surprenante, montre un intérêt plus que distant pour les événements de Mai) et finit dans la clinique psychiatrique du premier choc pétrolier dont, Folle à tuer, elle n’est toujours pas sortie. Manchette, lui, construit le meilleur de son œuvre. Une œuvre qui va rendre compte de ces temps déraisonnables : bombes à retardement de l’Histoire, désordres mentaux, terrorisme, marchandisation totale du monde. Ce n’est pas toujours un travail facile. L’écrivain n’a pas la froideur des tueurs du Petit bleu de la Côte Ouest ni la merveilleuse arrogance ironique de son écriture romanesque dans son Journal laboratoire. L’écrivain a peur, il doute, il déprime même, comme ce jour de février 70 : « Toute la soirée, nous avons eu une horrible conversation sur mon manque de progrès palpables et notre pauvreté. Je suis désarmé devant ces choses, et je réagis donc par des conduites de fuite, qui vont du retranchement dans la garde-robe à la crise de larmes, en passant par le masque. »
Dans le Journal de Manchette, le sens de l’événement et l’hypocondrie vont de pair. Sous la rubrique « Historiographie », il colle des coupures de journaux (Hegel, une de ses références majeures, disait que la lecture des journaux du matin est la prière du rationaliste), coupures de journaux qui ressemblent de plus en plus aux romans de science-fiction apocalyptiques, comme ceux de John Brunner, dont il est friand. Ainsi, à la date du 3 décembre 1969, mentionne-t-il l’assassinat de Sharon Tate par Charles Manson, tout en se plaignant d’une grande fatigue physique. En même temps, comme il a bon goût, il est pris, en voyant Marguerite Duras à la télévision, d’une « hilarité inexcusable ».
Comme quoi, que ce soit en littérature, en cinéma ou en politique, Manchette se sera assez peu trompé, et son Journal est l’attestation éclatante de cette lucidité.

Journal 1966-1974 de Jean-Patrick Manchette (Gallimard, 640 pages, 26 euros)

Jérôme Leroy

Le Figaro littéraire ( 4 juin 2008)

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