Par Thierry Marignac, préfacier et traducteur de Rasta Gang. À lire aussi sur son excellent blog...
(Remerciements, à:
feu Peter Tosh,
Dillinger,
feu Chester Himes,
Laurie Gunst,
feu Stanley et Livingstone)Les pugnaces éditions MOISSON ROUGE vont publier, LE 5 FÉVRIER 2009, le superbe et incandescent Rasta Gang, de Phillip Baker, traduit par TM, réédition sous un nouveau titre de Blood Posse paru au Fleuve Noir en 1994.
Ce qui suit est le récit de la rencontre de Phillip Baker avec son traducteur attitré, et votre serviteur, dans Brooklyn, en 1994.
"…And it's burnin' through my bloody brain…"
Dillinger,
(Cocain around my brain)
Déjeuner arrosé
Garrault qui dirigeait alors le Fleuve Noir, s’est tourné vers moi après un déjeuner-couscous arrosé et lourd de confidences, pour me dire :
—Il y a des trucs jamaïcains super hard-core qui sortent en ce moment. Tu pourrais pas nous chasser ça sur les terres du Nouveau-Monde ?
Garrault avait un langage fleuri, une bouteille plus tard. Moi qui me contente d’une bière au déjeuner, j’étais saoul de fatigue après trois traductions d’affilée, sans reprendre souffle. On était en 1993, je crois, pleine période où je m’appuyais une trade sur l’autre pour prendre du métier et faire bouillir la proverbiale marmite. Je partais à New York deux jours plus tard. J’ai répondu un poil trop vite :
—Tu peux le programmer pour l’année prochaine.
La maîtrise de l’homme de proie
J’avais eu entre les mains et perdu, comme un con, le foudroyant Blood Posse, de Phillip Baker, aujourd’hui Rasta Gang, chez Moisson Rouge. Roman sur les prémices de l’immigration jamaïcaine à Brooklyn, dans la Ville Noire, l’implantation des gangs jamaïcains à Brownsville, les guerres territoriales avec les gangs noirs locaux, les mauvais traitements et le mépris initial de la communauté noire vis-à-vis des nouveaux immigrants — cédant bientôt la place à la crainte et au respect. C’était aussi un roman élisabéthain sur l’éternité et l’inéluctabilité de la guerre, de l’oppression. Un joyau, dont le style d’une clarté funèbre, sans affect et sans merci, était entièrement au service d’une histoire pleine de bruit et de fureur. Je l’avais perdu, quel imbécile. Si l’expression « maître du roman noir » a été aujourd’hui galvaudée et prête à rire, c’est parce que nos faiseurs et leurs dythirambes ne rêvent au fond que du Goncourt, ou du Pulitzer. Du coup ils manquent la cible : raconter une histoire rapide et dure d’une voix souveraine. Cette maîtrise-là, Phillip Baker la possédait au plus haut degré.
Le numéro du rasta gangster
À New York, je dus passer quelques semaines à remettre la main sur ce bouquin, récupéré au final dans une librairie-éditeur négro-américain de Queens, 35e Avenue. Ensuite, Richard Stratton, ancien taulard et romancier, auteur de L’idole des camés (Rivages/Noir) qui dirigeait à l’époque le magazine Prison Life , m’apprit que Baker était en ville, il voulait écrire dans son magazine de bagnards. Ça m’a surpris, je le croyais en taule en Angleterre. Mais Richard n’avait pas ses coordonnées. La piste suivante, c’était le magazine noir branché Vibe , mais ils étaient en bouclage et ils m’ont envoyé paître.
C’est l’inénarrable auteur et poète noir Darius James, auteur de Negrophobia (L’Incertain) et de That's Blaxploitation (délire sur le cinéma noir série B, St Martin’s Press, New York 1997), à qui je le mentionnais en passant qui me donna le numéro du rasta gangster.
Je lui rendis visite à Utica Avenue, dans Brooklyn, la Ville Noire, flanqué de mon ami Keith Calhoun, un black qui travaillait dans le métro, un fou de lecture dont les épaules passaient à peine dans la porte de la cabine où il vendait des jetons.
La sarabande des lynx
Baker, le rasta gangster vivait dans une maison en bois, du genre vite construit, assez spacieuse tout de même, la maison de ses parents. Cet urbanisme de maisons bon marché achetées à crédit n’est pas moins criminogène que les grands ensembles, je devais le constater bien plus tard dans les profondeurs de Jersey City. Le rez-de-chaussée de cette maison était encombré de rayonnages et buffets surchargés de dizaines de bibelots désolants, du genre qu’on vend aux pauvres comme signes extérieurs de richesse. Son père, un vieil homme sévère et tassé me salua chaleureusement, sa mère me bénit, apparemment reconnaissante à Dieu que son fils se fasse enfin des amis corrects, grâce à son livre. Nous passâmes au sous-sol qui était son royaume. Baker était de petite taille, le cheveu ras, flanqué lui aussi d’un ami, dont les dreadlocks, devinais-je étaient enfouies dans un bonnet de laine. À moins qu’il n’ait abrité un kilo d’herbe, mais je ne crus pas nécessaire de vérifier. L’ami du rasta gangster était plus grand, plus élancé. Il partageait avec Baker lui-même une vivacité de regard et de mouvement fulgurante. Leurs déplacements dans la pièce pour me raconter leur histoire de feu et de rapines m’évoquèrent l’animal le plus souple et le plus effrayant que j’ai jamais vu : un couple de lynx qui tournoyaient en hauteur sur des roches artificielles, les yeux dardant des éclairs — autrefois, au zoo de Zurich.
Un reggae me revint en mémoire, Dangerous :
—I’m like a steppin’ razor,
You’d better watch my size
—I’m like a steppin’ razor,
You’d better watch my size
I'm dangerous…
Extradition
En préambule, Baker me confia qu’il était en cavale de sa prison anglaise et qu’un trou dans les lois d’extradition lui permettait de ne pas se cacher. J’objectais une affaire de membres de l’IRA arrêtés par le FBI qui avait récemment défrayé la chronique, mais il écarta cette idée. L’IRA, c’était politique, un autre champ de la loi. Richard Stratton, que je revis quelque temps plus tard, me contempla d’un œil sceptique : il avait étudié les lois d’extradition dans un certain nombre de pays, notamment le Liban et l’Argentine, il s’était sorti du pénitencier fédéral où il pourrissait en étudiant le code pénal derrière les barreaux, Jailhouse Lawyer. « Oui, me dit-il, ce Phillip Baker ferait bien de se méfier ».
Extradition
En préambule, Baker me confia qu’il était en cavale de sa prison anglaise et qu’un trou dans les lois d’extradition lui permettait de ne pas se cacher. J’objectais une affaire de membres de l’IRA arrêtés par le FBI qui avait récemment défrayé la chronique, mais il écarta cette idée. L’IRA, c’était politique, un autre champ de la loi. Richard Stratton, que je revis quelque temps plus tard, me contempla d’un œil sceptique : il avait étudié les lois d’extradition dans un certain nombre de pays, notamment le Liban et l’Argentine, il s’était sorti du pénitencier fédéral où il pourrissait en étudiant le code pénal derrière les barreaux, Jailhouse Lawyer. « Oui, me dit-il, ce Phillip Baker ferait bien de se méfier ».
Get Away With Murder
Bref, ce jour-là dans le sous-sol à peu près vide si l’on exceptait un canapé une télé, une table et une bouteille de Budweiser, Baker poursuivit en ajoutant qu’il s’était réfugié en Angleterre quand le climat de Brooklyn était devenu trop malsain. Mais le caïd des bas-fonds de New York n’était rien dans les rues de Brixton et s’était vu renvoyé à sa condition première de Street Soldier. Il avait dû, humiliation suprême pour un homme de sa classe, défoncer une porte et squatter une maison à l’abandon. But there, you can get away with murder, conclut-il en constatant l’impunité du squatter londonien, une fois qu’il avait posé sa propre serrure sur la porte défoncée. À Londres, Baker avait donc pris son mal en patience, vivant de petits boulots. Le rasta gangster cherchait plus à se planquer et trouver une nouvelle vocation qu’à rejouer le western urbain dans les rues du Sud de Londres presque aussi implacables que Brownsville. La mainmise des Jamaïcains sur Utica Avenue s’était affirmée selon les grandes lignes exposées dans Rasta Gang , un développement historique également décrit par la journaliste Laurie Gunst dans son livre Born Fi’ Dead (Henri Holt and Company, New York, 1995) : les gangs assoiffés de sang étaient débarqués de Jamaïque aux USA, après les épopées calibre .38 de Kingston, à la suite de l'assèchement des sources de financement politicien. Ils avaient bientôt inspiré la crainte dans les cœurs les plus endurcis par leur total mépris de la vie. Puis, leur suprématie établie sur Brooklyn notamment grâce au commerce de la drogue, ils avaient aussitôt commencé à se déchirer. Baker fuyait ces guerres intestines, devenues incontrôlables.
Bref, ce jour-là dans le sous-sol à peu près vide si l’on exceptait un canapé une télé, une table et une bouteille de Budweiser, Baker poursuivit en ajoutant qu’il s’était réfugié en Angleterre quand le climat de Brooklyn était devenu trop malsain. Mais le caïd des bas-fonds de New York n’était rien dans les rues de Brixton et s’était vu renvoyé à sa condition première de Street Soldier. Il avait dû, humiliation suprême pour un homme de sa classe, défoncer une porte et squatter une maison à l’abandon. But there, you can get away with murder, conclut-il en constatant l’impunité du squatter londonien, une fois qu’il avait posé sa propre serrure sur la porte défoncée. À Londres, Baker avait donc pris son mal en patience, vivant de petits boulots. Le rasta gangster cherchait plus à se planquer et trouver une nouvelle vocation qu’à rejouer le western urbain dans les rues du Sud de Londres presque aussi implacables que Brownsville. La mainmise des Jamaïcains sur Utica Avenue s’était affirmée selon les grandes lignes exposées dans Rasta Gang , un développement historique également décrit par la journaliste Laurie Gunst dans son livre Born Fi’ Dead (Henri Holt and Company, New York, 1995) : les gangs assoiffés de sang étaient débarqués de Jamaïque aux USA, après les épopées calibre .38 de Kingston, à la suite de l'assèchement des sources de financement politicien. Ils avaient bientôt inspiré la crainte dans les cœurs les plus endurcis par leur total mépris de la vie. Puis, leur suprématie établie sur Brooklyn notamment grâce au commerce de la drogue, ils avaient aussitôt commencé à se déchirer. Baker fuyait ces guerres intestines, devenues incontrôlables.
À Londres, le rasta gangster gardait profil bas.
Succube d’un genre nouveau
Mais, disait Baker en riant de sa propre indignation, le destin l’avait à nouveau tenté sous la forme d’une femme en tous points délicieuse. Cette succube d’un genre nouveau trafiquait de la cocaïne. Elle l’avait entraîné pour un dernier (jurait-il) tour de manège dans la spirale du hors-la-loi. La sentence dont il était en cavale était de sept ans pour trafic. Je ne suis pas sûr d’avoir exprimé les doutes qui m’envahirent ce jour-là. Mais j’en parlai à Richard Stratton à notre entrevue suivante, lui disant qu’à mon avis, il n’avait pas fallu pousser beaucoup l’ex-gangster tombé dans la débine pour qu’il se remette au trafic. Stratton n’était pas d’accord. Stratton avait souri largement, son sourire des grands jours, celui qu’il avait dû faire vingt-cinq ans plus tôt, aux environs de Beyrouth, à l'adresse du colonel syrien qui lui livrait trois tonnes de libanais rouge direct de la plaine de la Bekaa, à destination du port de New York. « C’est une particularité du commerce et de la distribution de cocaïne, dit-il, de passer souvent par les femmes, souvent les plus brillantes, et ta fascination pour la drogue se mêle inexorablement à ton attirance pour la femme ». Puis Stratton me cita un personnage de Péruvienne dans L’idole des Camés, précisant que le modèle en était justement une de ces diablesses de la cocaïne. « Je n’ai pas de peine à croire, conclut-il, que Baker ait été sorti de sa retraite par une femme de la cocaïne ».
Jerk Chicken
La parade des deux fauves continua quelques heures au sous-sol de Utica Avenue. Baker ne buvait pas, ne fumait pas, comme quelqu’un qui a tout arrêté en prison, après une sévère descente de coke. Lorsque je parlai des rastas, sa seule expression fut celle du mépris « Ils ne viendront pas me dire comment il faut vivre, ceux-là » et son copain à bonnet du Lion de Judée, qui fumait encore sous ses dreadlocks, protesta qu’il y avait quelque chose de valable là-dedans à la base. Ils se chamaillèrent quelques instants. Je leur posai mes questions de traduction, la langue de Baker, d’une clarté admirable recelait la richesse du vieil anglais jamaïcain hérité des colonies et ses références tantôt bibliques, tantôt western spaghettis. Nous sortîmes à la nuit tombée et Keith n’avait jamais goûté au jerk chicken (poulet cuit dans les épices), alors on est entré dans un bouis-bouis antillais sur le chemin du retour. Il n’a pas voulu que je paie, parce que j’étais blanc et qu’il ne voulait pas avoir la honte devant les autres. Il exagérait à mon avis, je voulais le remercier de m’avoir accompagné.
L’impasse
La semaine suivante, les mecs de l’IRA furent extradés vers l’Angleterre, et Baker, à ce qu’on me raconta, n’attendit pas le FBI pour mettre les voiles. L’agent anglais du livre — une maison respectable de Londres — que je contactai pour la suite des opérations (passage en poche du livre Fleuve Noir) ne me répondit jamais. Le livre, à sa parution en 1994, était passé, à mon grand dam, complètement inaperçu, alors que je m’étais imaginé que les bonnes âmes professionnelles allaient se précipiter sur ce pan d’histoire des parias. La névrose stylistique des complexés de l’académie, tous ceux qui se répandent, les rendait aveugle à la beauté implacable du style de Baker, entièrement dévoué à son sujet, manquant de temps pour les confidences. J’enterrai ma déception.
En 2008, Moisson Rouge décida de rééditer Rasta Gang. Nous entreprîmes des recherches et tombâmes sur une dépêche d’agence de presse annonçant qu’un certain Phillip Baker s’était fait descendre dans une fusillade avec la police, à Kingston, Jamaïque.
Succube d’un genre nouveau
Mais, disait Baker en riant de sa propre indignation, le destin l’avait à nouveau tenté sous la forme d’une femme en tous points délicieuse. Cette succube d’un genre nouveau trafiquait de la cocaïne. Elle l’avait entraîné pour un dernier (jurait-il) tour de manège dans la spirale du hors-la-loi. La sentence dont il était en cavale était de sept ans pour trafic. Je ne suis pas sûr d’avoir exprimé les doutes qui m’envahirent ce jour-là. Mais j’en parlai à Richard Stratton à notre entrevue suivante, lui disant qu’à mon avis, il n’avait pas fallu pousser beaucoup l’ex-gangster tombé dans la débine pour qu’il se remette au trafic. Stratton n’était pas d’accord. Stratton avait souri largement, son sourire des grands jours, celui qu’il avait dû faire vingt-cinq ans plus tôt, aux environs de Beyrouth, à l'adresse du colonel syrien qui lui livrait trois tonnes de libanais rouge direct de la plaine de la Bekaa, à destination du port de New York. « C’est une particularité du commerce et de la distribution de cocaïne, dit-il, de passer souvent par les femmes, souvent les plus brillantes, et ta fascination pour la drogue se mêle inexorablement à ton attirance pour la femme ». Puis Stratton me cita un personnage de Péruvienne dans L’idole des Camés, précisant que le modèle en était justement une de ces diablesses de la cocaïne. « Je n’ai pas de peine à croire, conclut-il, que Baker ait été sorti de sa retraite par une femme de la cocaïne ».
Jerk Chicken
La parade des deux fauves continua quelques heures au sous-sol de Utica Avenue. Baker ne buvait pas, ne fumait pas, comme quelqu’un qui a tout arrêté en prison, après une sévère descente de coke. Lorsque je parlai des rastas, sa seule expression fut celle du mépris « Ils ne viendront pas me dire comment il faut vivre, ceux-là » et son copain à bonnet du Lion de Judée, qui fumait encore sous ses dreadlocks, protesta qu’il y avait quelque chose de valable là-dedans à la base. Ils se chamaillèrent quelques instants. Je leur posai mes questions de traduction, la langue de Baker, d’une clarté admirable recelait la richesse du vieil anglais jamaïcain hérité des colonies et ses références tantôt bibliques, tantôt western spaghettis. Nous sortîmes à la nuit tombée et Keith n’avait jamais goûté au jerk chicken (poulet cuit dans les épices), alors on est entré dans un bouis-bouis antillais sur le chemin du retour. Il n’a pas voulu que je paie, parce que j’étais blanc et qu’il ne voulait pas avoir la honte devant les autres. Il exagérait à mon avis, je voulais le remercier de m’avoir accompagné.
L’impasse
La semaine suivante, les mecs de l’IRA furent extradés vers l’Angleterre, et Baker, à ce qu’on me raconta, n’attendit pas le FBI pour mettre les voiles. L’agent anglais du livre — une maison respectable de Londres — que je contactai pour la suite des opérations (passage en poche du livre Fleuve Noir) ne me répondit jamais. Le livre, à sa parution en 1994, était passé, à mon grand dam, complètement inaperçu, alors que je m’étais imaginé que les bonnes âmes professionnelles allaient se précipiter sur ce pan d’histoire des parias. La névrose stylistique des complexés de l’académie, tous ceux qui se répandent, les rendait aveugle à la beauté implacable du style de Baker, entièrement dévoué à son sujet, manquant de temps pour les confidences. J’enterrai ma déception.
En 2008, Moisson Rouge décida de rééditer Rasta Gang. Nous entreprîmes des recherches et tombâmes sur une dépêche d’agence de presse annonçant qu’un certain Phillip Baker s’était fait descendre dans une fusillade avec la police, à Kingston, Jamaïque.
2 commentaires:
Le dessin est magnifique, qui en est l'auteur ?
C vrai que ce dessin est magnifique.
Avant de lire le livre je croyais que les Rastas étaient toujours cools … ça décoiffe sec !!!!
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