Un auteur de la même génération que Bloch, Fredric Brown.
Alors, bien sûr, au commencement, c'est l'histoire d'un homme obsédé par une morte, par une femme assassinée. L'histoire d'un homme qui en tombe peu à peu amoureux, qui veut réchauffer le corps profané en le nommant, en le nommant sans cesse, qui fait tourner le nom de la morte comme un mantra obsessionnel, comme un kaddish désespéré. « O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais. »
C'est une histoire vieille comme le monde, en fait, vieille comme la poésie. C'est Orphée et Eurydice, c'est Dante et Béatrice, c'est Nerval et Aurélia, c'est Proust et Albertine. C'est aussi, parfois, parmi les plus grands romans noirs qu'on puisse lire. Laura de Vera Caspary (qui sera transcendé par l'adaptation de Preminger), Le Dahlia noir de James Ellroy (que même le ratage élégant de Brian de Palma n'arrive pas à dépouiller totalement de sa puissance d'envoûtement), J'étais Dora Suarez de Robin Cook et puis, celui qui nous intéresse aujourd'hui, La fille de nulle part, de Fredric Brown.
J'aime bien mon édition de La fille de nulle part. C'est celle de 10-18, dans la collection « Nuits blêmes ». Au début des années 90, « Nuits blêmes » avec les élégantes et discrètement sadiques couvertures de Slocombe, a fait redécouvrir un paquet de chef d'œuvres, dans l'esprit de la mythique Série Blême, l'éphémère petite sœur de la Série Noire des années 50.
On n'était pas plus seulement dans le roman noir mais on flirtait aussi avec le fantastique, le gothique ou la psychanalyse envisagée comme roman d'épouvante. C'était Shirley Jackson avec Nous avons toujours habité le château, c'était Jonathan Latimer avec L'épouvantable nonne, Robert Bloch avec Temps mort ou, plus proche de nous, Alexandre Lous, alias Jean-Baptiste Baronian et son Matricide.
La fille de nulle part, si on y réfléchit un peu, est finalement un roman de Fredric Brown assez peu brownien. Le registre habituel de Brown, c'est plutôt le sarcastique, le grinçant, le nonsense à la Lewis Carroll qui trouve son apogée dans La nuit du Jabberrwok ou Martiens go home ! Brown, c'est l'homme connu pour l'humour terrifiant de la plus célèbre very short story de l'histoire de la littérature : « Le dernier homme vivant de la Terre était assis chez lui. On frappa à la porte. »
Et voilà, en 1951, cette fille de nulle part, lente, élégiaque et minutieuse comme un rêve d'alcoolique qui rêve qu'il n'est plus alcoolique. D'ailleurs, La fille de nulle part est un grand roman de l'alcoolisme. Il y a dans ce livre un personnage principal, Weaver, qui décide de s'installer à Taos, (Nouveau-Mexique), pour guérir d'une dépression. Il ne s'y prend pas très bien : « Au bout d'un moment, il acheta une bouteille au bar et rentra chez lui. Il se saoula jusqu'à l'hébétude et alla se coucher, bien avant minuit. »
La fille de nulle part décrit des gueules de bois de manière admirable, avec leur poids de paranoïa et de culpabilité. Je ne vois guère que Simenon dans ses romans américains, écrits d'ailleurs à peu près à la même époque (Feux Rouges, Le fond de la bouteille, La mort de Belle) pour faire aussi bien.
Taos est une colonie d'artistes où Brown a lui-même vécu. On peut ainsi penser sans trop prendre de risque qu'il y a quelque chose d'autobiographique dans La fille de nulle part. Weaver, quoiqu'il s'en défende, est un écrivain frustré. Le hasard l'amène à louer la maison où huit ans plutôt une certaine Jenny Ames dont on ne sait absolument rien a été assassinée par un peintre pédéraste qui attirait ses victimes par petites annonces. Weaver commence à enquêter parce que boire ne l'occupe pas assez. Il fouille dans la maison, il questionne en ville. Il fait des allers-retours incessants, souvent inutiles. Il est tatillon, cyclothymique et précis comme un vrai bipolaire. Jenny Ames colonise progressivement tout son esprit, tout son imaginaire. Du coup, il n'a plus très envie que sa femme, Vi, qui a terriblement grossi et qui picole autant que lui, vienne le rejoindre comme c'était convenu.
La fille de nulle part, ressemble pour son premier tiers, à Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry: même décor de montagnes, même transparence de l'air, même pureté des sons dans le matin clair, même folie latente, aussi, qui couve à l'ombre des phrases les plus anodines. Ensuite, quand Vi arrive, c'est du Chardonne vachard, un portrait de couple qui fait semblant. Vi écoute des disques et la radio (Brown pointe les débuts de l'envahissement de tous les paysages sonores par l'industrie musicale) et boit beaucoup. Weaver pense à Jenny Ames et boit encore plus.
Au bout du compte, Weaver trouve. Enfin, c'est ce que voudrait nous faire croire Fredric Brown. Comme pour tous les grands romans, il y a deux écoles de lecteurs qui s'affrontent sur la fin de La fille de Nulle part. Ceux qui pensent que Weaver a trouvé et ceux qui pensent qu'il s'est trompé. La vieille querelle entre les cartésiens et les rêveurs, les désenchantés et les fous. On se gardera bien de la vider ici : Jenny Ames ne s'en remettrait pas, et nous l'aimons, nous aussi.
Jérôme Leroy
Alors, bien sûr, au commencement, c'est l'histoire d'un homme obsédé par une morte, par une femme assassinée. L'histoire d'un homme qui en tombe peu à peu amoureux, qui veut réchauffer le corps profané en le nommant, en le nommant sans cesse, qui fait tourner le nom de la morte comme un mantra obsessionnel, comme un kaddish désespéré. « O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais. »
C'est une histoire vieille comme le monde, en fait, vieille comme la poésie. C'est Orphée et Eurydice, c'est Dante et Béatrice, c'est Nerval et Aurélia, c'est Proust et Albertine. C'est aussi, parfois, parmi les plus grands romans noirs qu'on puisse lire. Laura de Vera Caspary (qui sera transcendé par l'adaptation de Preminger), Le Dahlia noir de James Ellroy (que même le ratage élégant de Brian de Palma n'arrive pas à dépouiller totalement de sa puissance d'envoûtement), J'étais Dora Suarez de Robin Cook et puis, celui qui nous intéresse aujourd'hui, La fille de nulle part, de Fredric Brown.
J'aime bien mon édition de La fille de nulle part. C'est celle de 10-18, dans la collection « Nuits blêmes ». Au début des années 90, « Nuits blêmes » avec les élégantes et discrètement sadiques couvertures de Slocombe, a fait redécouvrir un paquet de chef d'œuvres, dans l'esprit de la mythique Série Blême, l'éphémère petite sœur de la Série Noire des années 50.
On n'était pas plus seulement dans le roman noir mais on flirtait aussi avec le fantastique, le gothique ou la psychanalyse envisagée comme roman d'épouvante. C'était Shirley Jackson avec Nous avons toujours habité le château, c'était Jonathan Latimer avec L'épouvantable nonne, Robert Bloch avec Temps mort ou, plus proche de nous, Alexandre Lous, alias Jean-Baptiste Baronian et son Matricide.
La fille de nulle part, si on y réfléchit un peu, est finalement un roman de Fredric Brown assez peu brownien. Le registre habituel de Brown, c'est plutôt le sarcastique, le grinçant, le nonsense à la Lewis Carroll qui trouve son apogée dans La nuit du Jabberrwok ou Martiens go home ! Brown, c'est l'homme connu pour l'humour terrifiant de la plus célèbre very short story de l'histoire de la littérature : « Le dernier homme vivant de la Terre était assis chez lui. On frappa à la porte. »
Et voilà, en 1951, cette fille de nulle part, lente, élégiaque et minutieuse comme un rêve d'alcoolique qui rêve qu'il n'est plus alcoolique. D'ailleurs, La fille de nulle part est un grand roman de l'alcoolisme. Il y a dans ce livre un personnage principal, Weaver, qui décide de s'installer à Taos, (Nouveau-Mexique), pour guérir d'une dépression. Il ne s'y prend pas très bien : « Au bout d'un moment, il acheta une bouteille au bar et rentra chez lui. Il se saoula jusqu'à l'hébétude et alla se coucher, bien avant minuit. »
La fille de nulle part décrit des gueules de bois de manière admirable, avec leur poids de paranoïa et de culpabilité. Je ne vois guère que Simenon dans ses romans américains, écrits d'ailleurs à peu près à la même époque (Feux Rouges, Le fond de la bouteille, La mort de Belle) pour faire aussi bien.
Taos est une colonie d'artistes où Brown a lui-même vécu. On peut ainsi penser sans trop prendre de risque qu'il y a quelque chose d'autobiographique dans La fille de nulle part. Weaver, quoiqu'il s'en défende, est un écrivain frustré. Le hasard l'amène à louer la maison où huit ans plutôt une certaine Jenny Ames dont on ne sait absolument rien a été assassinée par un peintre pédéraste qui attirait ses victimes par petites annonces. Weaver commence à enquêter parce que boire ne l'occupe pas assez. Il fouille dans la maison, il questionne en ville. Il fait des allers-retours incessants, souvent inutiles. Il est tatillon, cyclothymique et précis comme un vrai bipolaire. Jenny Ames colonise progressivement tout son esprit, tout son imaginaire. Du coup, il n'a plus très envie que sa femme, Vi, qui a terriblement grossi et qui picole autant que lui, vienne le rejoindre comme c'était convenu.
La fille de nulle part, ressemble pour son premier tiers, à Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry: même décor de montagnes, même transparence de l'air, même pureté des sons dans le matin clair, même folie latente, aussi, qui couve à l'ombre des phrases les plus anodines. Ensuite, quand Vi arrive, c'est du Chardonne vachard, un portrait de couple qui fait semblant. Vi écoute des disques et la radio (Brown pointe les débuts de l'envahissement de tous les paysages sonores par l'industrie musicale) et boit beaucoup. Weaver pense à Jenny Ames et boit encore plus.
Au bout du compte, Weaver trouve. Enfin, c'est ce que voudrait nous faire croire Fredric Brown. Comme pour tous les grands romans, il y a deux écoles de lecteurs qui s'affrontent sur la fin de La fille de Nulle part. Ceux qui pensent que Weaver a trouvé et ceux qui pensent qu'il s'est trompé. La vieille querelle entre les cartésiens et les rêveurs, les désenchantés et les fous. On se gardera bien de la vider ici : Jenny Ames ne s'en remettrait pas, et nous l'aimons, nous aussi.
Jérôme Leroy
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire