lundi 17 mars 2008

L'amour du noir (1)

Sous ce titre, La Moisson Rouge vous présentera des chroniques à la fréquence et à la longueur aléatoires sur ce qu'un libraire de nos amis appelle joliment l'amour du noir, nom qu'il a donné d'ailleurs à son délicieux établissement, sis 11 rue du Cardinal-Lemoine, dans le 5e arrondissement de Paris.
On y parlera de nos livres, bien entendu, mais pas seulement. La preuve, avec cette première gorgée de poison pour rendre hommage au grand Ouestlake (orthographe adégéienne).


Les citrons ne mentent jamais
De Richard Stark
Série Noire n°1457

Bon, reconnaissons que la première chose qui nous ait attiré, dans ce livre, c’est le titre. On ne fait plus de titre comme ça. Une phrase verbale, parfois violente, parfois drôle, parfois franchement surréaliste était une marque de fabrique, un signe de reconnaissance. On était dans un polar. C’était à une époque où le genre n’éprouvait pas le besoin de se prendre au sérieux, où Michel Audiard au Fleuve Noir publiait Méfiez-vous des blondes (un des meilleurs conseils qui puisse être donné à un lecteur), où Mickey Spillane, toujours d’une grande délicatesse, voyait son légendaire I the jury traduit par un charmant J’aurai ta peau, où le très grand Horace Mc Coy nous mettait en garde, avec trente ans d’avance, contre les dangers de la flexibilité géographique dans le travail moderne par son retentissant : J’aurais dû rester chez nous.
Ça n’a l’air de rien, cette histoire de titre, et pourtant la quasi-disparition de ces phrases accrocheuses remplacées par des formules pseudo poétiques, mythologiques, hermétiques signent l’envahissement d’un esprit de sérieux qui nuit gravement à la santé de l’amateur : Le Nom de la rose (Eco), La Musique des circonstances (John Straley), Le Rêve d’un aigle foudroyé (George Chesbro) sont peut-être de très bons romans mais on ne m’ôtera pas de l’idée que des titres comme ça, entre le pompeux et l’abstrait, sont là pour déculpabiliser le lecteur de Télérama qui lit un polar et ne veut pas trop que ça se sache, ce qui serait impossible avec La mariée est trop morte (John D Mc Donald) ou Tout le monde sont là (Mc Bain).
Mais revenons à nos citrons. Ce sont ceux des machines à sous. Quand les trois apparaissent, c’est le jackpot. En arrivant à Las Vegas, le héros de Richard Stark, Grofield, joue toujours une pièce, une seule dans une machine à sous de l’aéroport. Comme c’est un individu paradoxal, perdre est pour lui un signe de chance. Là, il gagne : scoumoune en perspective. Il faut dire que Grofield ne vient pas à Las Vegas pour jouer, il vient pour préparer un casse. Grofield est un comédien. Un intermittent du spectacle dirait-on dans la France des années 00. Comme c’est un américain des années 70 et qu’il ne peut pas compter sur les Assedic, il s’autofinance par des casses, des cambriolages, des hold-up pour sauver le théâtre qu’il a installé dans une grange de Mead Grove (Indiana) et qui ne donne des représentations que l’été. Grofield, c’est un mini festival d’Avignon à lui tout seul, au Sud des Grands Lacs.
Richard Stark, l’auteur, est un des nombreux pseudonymes de Donald Westlake, grand nom de ce qu’on appelle la deuxième génération et depuis la mort de Mc Bain, un de ses ultimes survivants. Westlake utilise Richard Stark en général pour les récits de cambriolage qu’il a hissé à la hauteur d’un genre à part entière. Stark/Westlake met en scène dans des séries séparées trois voleurs qui sont trois aspects de la condition humaine : il y a Parker qui est froid et compétent, Dortmunder qui est maladroit et sympathique et Grofield qui est amical et cultivé. Parfois, ils se croisent dans un même roman. C’est le côté balzacien de Westlake, ce côté balzacien de tous les grands du polar qui écrivent beaucoup de romans avec des personnages récurrents sans que cela tourne pour autant au procédé ou à la standardisation. Stark/Westlake, Mc Bain, James Hadley Chase, Carter Brown, il y eut un temps où ces quatre-là fournissaient un titre sur trois à la Série Noire. Carter Brown était mauvais à chaque fois, Chase une fois sur deux, Mc Bain et Stark/Westlake jamais.
Les citrons ne mentent jamais est un roman curieux, assez décentré dans le temps et dans l’espace. Une structure angoissante comme la vie, en fait. Grofield tente des coups, les réussit plus ou moins bien et est traqué par un ex-commanditaire sadique. Tout ça fait qu’on a le temps de philosopher, par exemple à l’arrière du fourgon où l’on attend le moment propice pour passer à l’action : « L’artiste et le criminel divorcent tout deux d’avec la société par le dessein qu’ils impriment à leur vie, tous deux tendent à vivre en solitaires, à passer par de brèves périodes d’activité intense suivies par de longues périodes de repos. — Intéressant, fit Grofield. »
Vingt ans plus tard, et de manière beaucoup plus compliquée, Don De Lillo ne dira pas autre chose dans Mao II par exemple.
La simplicité behavioriste est d’ailleurs un des délices de la Richard Stark’s touch, ici plutôt bien rendue par la traduction de D.May. Manchette, qui savait de quoi il parlait, adorait Westlake. Une dernière chose. Dans Les Citrons ne mentent jamais, Grofield cuisine, dort et fait l’amour dans les décors de son théâtre personnel. Comme nous tous, en fait.

Jérôme Leroy

2 commentaires:

Anonyme a dit…

"L’artiste et le criminel divorcent tout deux d’avec la société par le dessein qu’ils impriment à leur vie, tous deux tendent à vivre en solitaires, à passer par de brèves périodes d’activité intense suivies par de longues périodes de repos."
... comme les ours en fait.

Anonyme a dit…

« Quand le téléphone sonna, Parker était dans le garage, il tuait un homme. » Richard Stark, première phrase de Firebreak. Avec Stark pas de perte de temps, pas de gras.